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Comment résister à l’extrême-droitisation des médias ?

Depuis des décen­nies, la droite et l’extrême droite imposent leurs analy­ses con­ser­va­tri­ces et racistes dans les médias. À l’heure où l’empire Bol­loré s’étend, quelles straté­gies adopter pour con­tr­er ces dis­cours ? Débat avec Maboula Souma­horo, Sihame Ass­bague et Pauline Per­renot.

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Publié le 26/07/2024

Modifié le 16/01/2025

ILLUSTRATIONS Lucile Ourvouai pour La Déferlante Illustratrice pour la presse et autrice de bande dessinée installée à Marseille, elle participe régulièrement à des fanzines collectifs et a coédité Fanatic Female Frustration, une anthologie BD qui réunit douze autrices.
Illus­tra­tion de Lucile Our­vouai pour La Défer­lante

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°15 Résis­ter, parue en août 2024. Con­sul­tez le som­maire.

Maboula Souma­horo est maîtresse de con­férences à l’université de Tours, spé­cial­iste en études états-uni­ennes, africaines-améri­caines et de la dias­po­ra noire africaine. Elle est l’autrice, entre autres, du Tri­an­gle et l’Hexagone : réflex­ions sur une iden­tité noire, (La Décou­verte, 2020).

Pauline Per­renot est coan­i­ma­trice de l’observatoire des médias Action-Cri­tique-Médias (Acrimed), jour­nal­iste notam­ment pour Le Monde diplo­ma­tique, et autrice des Médias con­tre la gauche (Agone, 2023).

Sihame Ass­bague est jour­nal­iste et mil­i­tante antiraciste, anci­enne porte-parole du col­lec­tif Stop le con­trôle au faciès. Elle a notam­ment écrit dans la Revue du crieur.

 

Quelles sont les respon­s­abil­ités des médias face à la poussée de l’extrême droite ?

PAULINE PERRENOT Le rôle des médias dans la banal­i­sa­tion des idées con­ser­va­tri­ces et racistes est immense.

On le voit à tra­vers la cen­tral­ité des préoc­cu­pa­tions his­toriques de l’extrême droite dans l’agenda jour­nal­is­tique : l’insécurité, l’islam, l’immigration. Les cadrages de l’extrême droite sur ces ques­tions sont désor­mais nor­mal­isés, en par­ti­c­uli­er dans l’audiovisuel et dans une large par­tie de la presse heb­do­madaire. Entre CNews, Europe 1, le Jour­nal du dimanche (JDD) ou l’émission de Cyril Hanouna sur C8, on assiste à la con­sol­i­da­tion d’un pôle frontale­ment réac­tion­naire. Tous sous la coupe du mil­liar­daire Vin­cent Bol­loré, ces médias sont légitimés par le gou­verne­ment et la classe poli­tique. Ils ont une influ­ence sur le reste de la sphère médi­a­tique, ain­si qu’un rôle dans la cir­cu­la­tion et l’amplification d’emballements réac­tion­naires. Mais à Acrimed [Action-Cri­tique-Médias], on estime qu’il n’y a pas d’étanchéité entre les médias d’extrême droite et le reste du paysage médi­a­tique. Par exem­ple, le soci­o­logue Abdel­lali Haj­jat (1) a mon­tré qu’au cours des années 2000 et 2010 nom­bre de jour­nal­istes et chroniqueur·euses de Valeurs actuelles étaient régulière­ment invité·es sur dif­férentes chaînes général­istes de l’audiovisuel.

 


« On assiste à la con­sol­i­da­tion d’un pôle de médias frontale­ment réac­tion­naires, sous la coupe du mil­liar­daire Vin­cent Bol­loré, légitimés par la classe poli­tique. »

Pauline Per­renot


 

SIHAME ASSBAGUE On a ten­dance à taper facile­ment sur un racisme médi­a­tique ouverte­ment assumé, tout en occul­tant le car­ac­tère struc­turel du racisme dans le champ médi­a­tique. On se focalise beau­coup – et à juste titre – sur des médias qui propa­gent claire­ment des idées d’extrême droite, mais en même temps, en lisant de grands quo­ti­di­ens tout à fait respec­tés et en regar­dant des émis­sions d’information du ser­vice pub­lic, on retrou­ve par­fois exacte­ment les mêmes débats. On fait une dif­férence entre l’expression out­ran­cière du racisme et son expres­sion un peu plus dis­tin­guée. Mais dans les deux cas, cela reste l’expression d’une cer­taine hiérar­chi­sa­tion des indi­vidus. À par­tir du moment où le racisme struc­ture la société, ses modes de pen­sée et ses représen­ta­tions, il n’est pas éton­nant de le retrou­ver sous des formes dif­férentes, dans un grand nom­bre de pro­duc­tions cul­turelles et médi­a­tiques.

MABOULA SOUMAHORO L’extrême-droitisation, c’est un mou­ve­ment de fond, qui s’accélère peut-être ces dernières années, mais qui était déjà en marche depuis plusieurs décen­nies. Il y a tou­jours eu des jour­nal­istes qui ont essayé de bien faire, de pro­duire un tra­vail sour­cé. Mais quel poids ont-ils face à la puis­sance des médias qui font le plus d’audience, ou sont le plus respec­tés, et qui vont pren­dre toute la place ? Quel poids face aux chaînes d’information en con­tinu, qui doivent pro­duire sans arrêt et à tout prix ? Nous sommes dans des struc­tures cap­i­tal­istes, qui ont pour objec­tif prin­ci­pal de faire du prof­it, mais aus­si de maîtris­er la dif­fu­sion et de créer des con­glomérats. Des médias indépen­dants et des jour­nal­istes essaient de faire leur tra­vail, même s’ils et elles sont silencié·es et moins puissant·es struc­turelle­ment.

 

Au sein des rédac­tions, où se con­cen­tre le pou­voir édi­to­r­i­al ?

PAULINE PERRENOT Ce sont les chef­feries médi­a­tiques – soci­ologique­ment sol­idaires des intérêts des class­es dirigeantes – qui déci­dent des sujets. Et plus générale­ment, une poignée de commentateur·ices, édi­to­ri­al­istes et intervieweur·euses captent la parole et s’expriment dans plusieurs médias. Quant à la frange inter­mé­di­aire de cette pro­fes­sion, les soci­o­logues obser­vent qu’elle est en voie d’embourgeoisement (2). Les professionnel·les au bas de l’échelle subis­sent pour leur part une pré­cari­sa­tion crois­sante et une dégra­da­tion de leurs con­di­tions de tra­vail. Dans de telles con­di­tions matérielles, com­ment peut-on pren­dre du recul, du temps pour l’analyse ? Com­ment sim­ple­ment s’extraire du rythme médi­a­tique effréné, du mimétisme et du matraquage ?

SIHAME ASSBAGUE Mal­gré tout, je con­state que sur les quinze dernières années, il y a eu des évo­lu­tions, par exem­ple au niveau du traite­ment médi­a­tique des vio­lences poli­cières. C’est d’abord dû à la pro­gres­sion des luttes, mais aus­si grâce aux réseaux soci­aux. Il y a ce que pro­duisent les médias et il y a tout ce qui existe par ailleurs sur Inter­net, qui per­met de faire enten­dre nos voix. Cela exis­tait avant, évidem­ment, mais il y a désor­mais une démoc­ra­ti­sa­tion de l’accès à ce savoir-là. Le renou­veau des luttes depuis le com­bat du comité Adama, puis Black Lives Mat­ter (3) a très cer­taine­ment per­mis une meilleure prise en compte de ces enjeux par cer­tains médias.
Le fait qu’il y ait plus de jour­nal­istes non blanc·hes, c’est égale­ment le fruit des luttes : ce ne sont pas les médias – y com­pris les médias de gauche – qui se sont lev­és un matin en se dis­ant qu’ils allaient recruter des Noir·es et des Arabes. C’est parce qu’il y a des luttes qui accom­pa­g­nent cette avancée, qui l’imposent. Il y a donc une évo­lu­tion, mais elle a ses lim­ites. Un exem­ple, qui me sem­ble assez frap­pant, c’est la ques­tion de la déra­cial­i­sa­tion (4). Aujourd’hui en France, les per­son­nes qui sont prin­ci­pale­ment visées par la police et la jus­tice, ce sont les hommes non blancs et pau­vres. C’est un point cru­cial, et pour­tant cela n’apparaît qua­si­ment nulle part. C’est une forme d’invisibilisation : on déra­cialise les vic­times dont on nous racon­te les his­toires. On ne sait jamais qui elles sont. Pour­tant, quand on par­le des États-Unis, on dira « un homme noir a été tué par un polici­er blanc ». En France, on dira « un homme a été tué par la police ». Faire appa­raître le groupe racial des vic­times est pri­mor­dial, parce que cela per­met de reli­er les élé­ments entre eux. Cela témoigne d’une impos­si­bil­ité de con­sid­ér­er les per­son­nes non blanch­es, en par­ti­c­uli­er les hommes, en tant que vic­times.

MABOULA SOUMAHORO On ne veut pas par­ler de la race, mais on en par­le tout le temps de manière détournée : on ne nomme pas les choses directe­ment, mais c’est ce qu’on sous-entend quand on donne les nom et prénom, les lieux de nais­sance ou les lieux où se sont passés les faits. Ces don­nées là sont très racial­isées. Quand on par­le de l’islam en France, on par­le des Arabes, on ne par­le pas des Sénégalais·es ou des Malien·nes. Et quand on par­le de quelqu’un qui a com­mis un crime en pré­cisant qu’il est né à Fort-de-France, on ren­voie inévitable­ment à sa racial­i­sa­tion. On assiste ain­si à un dou­ble mou­ve­ment d’invisibilisation et d’énonciation per­ma­nente et sub­tile. Il y a une sorte de lan­gage codé, sans dire directe­ment de qui on par­le. Il suf­fi­ra, pour se dédouan­er, de dire que « l’islam n’est pas une race », que la ban­lieue « n’est pas raciale », que ce qu’on appelle les « out­re-mer » ne désigne pas des lieux d’exclusion et de mar­gin­al­i­sa­tion qui ren­voient directe­ment à l’histoire colo­niale esclavagiste. Et pour­tant c’est ce qu’on dit de manière détournée.

Avec la manière dont sont cadrés les débats, avez-vous le sen­ti­ment de pou­voir dérouler votre pen­sée quand vous inter­venez sur des plateaux ?

MABOULA SOUMAHORO Notre présence dans les médias main­stream est néces­saire­ment biaisée et piégeuse. Quand tu y vas, en tant que per­son­ne racisée por­tant une parole fémin­iste ou anti­raciste, tu es seule, et c’est ça l’exercice. Tu seras tou­jours en minorité d’opinion, mais ils ont pour­tant besoin de ta présence, parce qu’ils veu­lent se don­ner l’air d’être ouvert·es. Si tu tiens bon, avec une forme de dig­nité, il y a un buzz ou un clash presque assuré. C’est ça qui va faire des vues. C’est comme si nous étions sur une scène de théâtre, où chacun·e est casté·e dans un rôle. Et toi, tu es dans le rôle de la per­son­ne qu’on va s’amuser à faire sem­blant d’écouter aujourd’hui. L’exercice est d’essayer de dérouler ta pen­sée alors que rien n’est fait pour. Il suf­fit d’analyser les images pour voir com­bi­en de fois on te coupe la parole. Est-ce que tu peux finir une phrase ou non ? Est-ce qu’on te donne la parole et à quelle fréquence par rap­port aux autres invité·es ? L’exercice est d’essayer de dire quelque chose mal­gré ces con­di­tions défa­vor­ables. Il y a quelque chose de pro­fondé­ment per­vers dans le fait de t’inviter sans te don­ner l’occasion de par­ler. Au fond, on ne veut pas que tu sois là. Mais ton corps, lui, est présent, et ce n’est pas parce que tu es invitée que tu es accueil­lie. Cela se voit dans la façon dont on s’adresse à toi, au défi de tous les codes habituels d’interaction : la façon dont on te présente, ou même la façon dont on prononce ton nom.

 

Une forte concentration des médias et très peu de contrôle

En France, une dizaine d’hommes d’affaires déti­en­nent la grande majorité des groupes de presse privés. C’est le cas par exem­ple de la famille Bouygues (groupe TF1), de Patrick Drahi (BFMTV, RMC, Libéra­tion), de Xavier Niel (Le Monde, Téléra­ma) ou encore de Bernard Arnault (Les Échos, Le Parisien, Radio clas­sique). Mais c’est surtout le cas du mil­liar­daire Vin­cent Bol­loré qui soulève des inquié­tudes, notam­ment depuis sa reprise du groupe Canal+ en 2015, la mue d’i‑Télé en CNews deux ans plus tard, avant sa prise de con­trôle sur le groupe Lagardère, ou encore son rachat du groupe d’édition Hachette. Selon la Fédéra­tion inter­na­tionale des jour­nal­istes (FIJ), cette sit­u­a­tion « est une men­ace envers la lib­erté de la presse, léguant un pou­voir exces­sif à des indi­vidus, des gou­verne­ments ou des per­son­nal­ités poli­tiques ». Elle ren­force chaque année davan­tage le niveau de défi­ance du pub­lic vis-à-vis des médias.

Si, depuis 1986, les entre­pris­es de presse sont soumis­es à une régu­la­tion visant à garan­tir la lib­erté des médias, les déci­sions de l’Autorité de régu­la­tion de la com­mu­ni­ca­tion audio­vi­suelle et numérique (Arcom) sont sou­vent perçues comme trop peu con­traig­nantes. En févri­er 2024, le Con­seil d’État, saisi par Reporters sans fron­tières, a don­né six mois à l’Arcom pour revoir ses modal­ités de con­trôle de l’indépendance de l’information pour CNews. Il s’agit de veiller à ce que l’Arcom con­trôle le plu­ral­isme des idées en prenant en compte les chroniqueur·euses, animateur·ices et invité·es, et plus unique­ment le temps de parole des per­son­nal­ités poli­tiques.

 

SIHAME ASSBAGUE Les inter­views de Rima Has­san [juriste d’origine pales­tini­enne et can­di­date La France insoumise aux européennes] sont pour moi assez emblé­ma­tiques de tout ce non-accueil. Elles me don­nent l’impression d’assister à une garde à vue. Il y a un dis­posi­tif par­ti­c­uli­er de con­trôle réservé aux fig­ures d’opposition. C’est par­ti­c­ulière­ment vrai pour les per­son­nes non blanch­es et les class­es pop­u­laires. Récem­ment, j’ai été con­vo­quée à une audi­tion pour apolo­gie du ter­ror­isme sur la base d’un tweet [de sou­tien à la Pales­tine]. Et quand Rima Has­san a été inter­viewée sur le plateau de France Info (5), ça ressem­blait exacte­ment à ma con­vo­ca­tion devant la police. On aurait pu met­tre le polici­er à la place du jour­nal­iste, on était dans le même dis­posi­tif, avec les mêmes ques­tions, les mêmes into­na­tions. Dans ce type de sit­u­a­tion, l’interviewée est accusée d’emblée. Elle n’est pas invitée pour par­ticiper au débat, mais pour y répon­dre de gré ou de force, selon des règles écrites à l’avance. Comme le résume le soci­o­logue Harold Garfinkel (6), ce type d’interviews ressem­ble à des « céré­monies publiques de dégra­da­tion », qui sont faites pour remet­tre une per­son­ne à sa place. On la soumet à un inter­roga­toire et on ne lui laisse aucun espace.

PAULINE PERRENOT Les inter­roga­toires médi­a­tiques con­tre la gauche poli­tique, sociale, syn­di­cale, etc., sont ordi­naires. Mais les tra­vers sont vrai­ment exac­er­bés dans le cas de Rima Has­san, et la man­i­fes­ta­tion du racisme est évi­dente. La vio­lence sym­bol­ique est extrême con­tre tout dis­cours s’écartant un peu du réc­it dom­i­nant qui a été cadré à la suite des attaques du Hamas le 7 octo­bre et de la guerre menée par Israël sur la bande de Gaza7. Ces inter­views sont une matéri­al­i­sa­tion de la sus­pi­cion à l’égard de ce type d’invité·es, d’une pré­somp­tion de men­songe et d’ambiguïté. Et cela con­cerne aus­si les actri­ces et acteurs locaux : très peu de per­son­nes rési­dant à Gaza ont été inter­viewées. Des infor­ma­tions et des réc­its qui vien­nent de Gaza, il y en a énor­mé­ment sur les réseaux soci­aux et dans les médias indépen­dants qui ont fait remon­ter des témoignages. Mais la faib­lesse de l’utilisation de ce matéri­au par les médias dom­i­nants est cri­ante. Et pour le moment, on ne voit aucune remise en ques­tion de ces pra­tiques par les têtes d’affiche. Ils et elles con­tin­u­ent de faire sem­blant de ne pas com­pren­dre le déséquili­bre struc­turel des « débats ». C’est un proces­sus de long terme, avec des décen­nies de mar­gin­al­i­sa­tion, voire d’invisibilisation du tra­vail de chercheur·euses qui pour­raient apporter une con­tra­dic­tion étayée au prêt-à-penser sécu­ri­taire, autori­taire dans les médias.

MABOULA SOUMAHORO On observe aus­si des réc­its com­plète­ment décon­tex­tu­al­isés. On a par exem­ple l’impression que l’histoire du « con­flit israé­lo-pales­tinien » a débuté le 7 octo­bre, en lais­sant com­plète­ment de côté des décen­nies de ten­sions et de tragédies. La mise en place de l’État d’Israël a une his­toire. Si l’on com­mence le réc­it au 7 octo­bre, c’est vrai­ment une main­mise sur la chronolo­gie. C’est une forme de néga­tion­nisme qui pro­pose une chronolo­gie arrangeante, com­plète­ment erronée et qui ancre les événe­ments dans un présent sans his­toire, sans racines, sans précé­dents. C’est un acca­pare­ment puis­sant.

 


« Il y a quelque chose de pro­fondé­ment per­vers dans le fait de nous inviter sans nous don­ner l’occasion de par­ler. »

Maboula Souma­horo


 

Qu’est-ce que cela coûte d’intervenir dans les médias ? Et ce coût est-il encore plus fort pour les femmes ?

MABOULA SOUMAHORO Chaque appari­tion dans l’espace pub­lic main­stream est une expo­si­tion qui a des con­séquences. Ces appari­tions sont la seule forme de mil­i­tan­tisme que je revendique. Quand tu arrives dans cet espace-là, c’est lit­térale­ment une guerre qui est menée à tra­vers ton corps. Si tu n’endosses pas le rôle de la minorité recon­nais­sante, tu es harcelée et ce sont des tombereaux d’insultes, d’emails, de let­tres, de car­i­ca­tures racistes qui cir­cu­lent sur les réseaux soci­aux et inon­dent même ton adresse per­son­nelle. C’est très réel. Et il y a un désen­gage­ment des médias sur cette ques­tion : ils ont déjà béné­fi­cié de ta présence, qui leur sert pour se présen­ter au monde comme des insti­tu­tions ouvertes au débat. Mais pour toi, les con­séquences sont immenses et pérennes : des vidéos vont cir­culer pen­dant des années, l’origine d’une petite phrase va être per­due et la séquence va devenir un mème.

On va tou­jours la ressor­tir pour te dis­qual­i­fi­er.

Tout est décon­tex­tu­al­isé. On va te dire que c’était en 2020 alors que c’était en 2016, que c’était à Paris alors que c’était à Lyon. J’ai déjà porté plainte, à plusieurs repris­es. Chaque fois que des gens se sont mobil­isés con­tre moi, c’était lié à mon statut de maîtresse de con­férences. Les gens ne se remet­tent pas de ce statut, parce que, selon eux, je ne devrais pas enseign­er à l’université. Ce qui dérange, c’est ton non-con­formisme. Ce n’est pas seule­ment ta per­son­ne, c’est ce que tu représentes. Ils se dis­ent : « C’est qui cette négresse ? » Et cette représen­ta­tion, cette sym­bol­i­sa­tion sont dans ton corps. Avec ce statut, tu n’as pas le droit d’être con­tes­tataire.

SIHAME ASSBAGUE Ces attaques visent toutes les paroles minori­taires, qui présen­tent d’une manière ou d’une autre une infrac­tion à l’ordre établi. Mais il y a des vio­lences qui con­cer­nent spé­ci­fique­ment les femmes, notam­ment beau­coup de com­men­taires sur le physique, avec énor­mé­ment d’insultes et de remar­ques sex­istes sur le corps. C’est une vio­lence sup­plé­men­taire, à laque­lle on ne peut pas échap­per. Si ta séquence devient virale et tombe entre de mau­vais­es mains, même en inter­venant dans un petit média indépen­dant, cela débouchera sur une cam­pagne de har­cèle­ment. Et quand on reçoit des cen­taines ou des mil­liers de mes­sages privés, ou qu’ils sont envoyés à ton employeur·euse, on peut vite per­dre pied. Il vaut mieux être entourée, s’assurer d’avoir un cadre col­lec­tif sur lequel s’appuyer quand ça arrive.

PAULINE PERRENOT Le col­lec­tif, c’est une bonne manière de se pré­mu­nir con­tre ces effets, mais il est très dif­fi­cile de don­ner à voir une parole col­lec­tive dans la plu­part des médias, qui imposent sou­vent une cer­taine indi­vid­u­al­i­sa­tion de la parole. Il faudrait qu’ils réfléchissent à com­ment davan­tage faire exis­ter les col­lec­tifs. Si les médias ne sont pas respon­s­ables des vagues de har­cèle­ment qui peu­vent avoir lieu sur les réseaux soci­aux, ils ne doc­u­mentent pas suff­isam­ment ce phénomène.

 

Le 13 juin 2024, deux semaines avant le premier tour des élections législatives, sur le plateau de Touche pas à mon poste sur C8, Cyril Hanouna appelle en direct Jordan Bardella pour organiser un rapprochement avec Sarah Knafo (Reconquête !).Touche pas à mon poste ! / D.R.

Le 13 juin 2024, deux semaines avant le pre­mier tour des élec­tions lég­isla­tives, sur le plateau de Touche pas à mon poste sur C8, Cyril Hanouna appelle en direct Jor­dan Bardel­la pour organ­is­er un rap­proche­ment avec Sarah Knafo (Recon­quête !). Touche pas à mon poste ! / D.R.

 

Dans ce con­texte, com­ment fait-on pour ren­dre vis­i­bles les enjeux fémin­istes et antiracistes ? Faut-il inve­stir d’autres espaces ?

MABOULA SOUMAHORO La réponse, c’est la lutte et l’investissement de tous les espaces pos­si­bles selon nos ori­en­ta­tions. Celles et ceux qui veu­lent man­i­fester man­i­fes­tent, celles et ceux qui peu­vent faire grève le font. Celles et ceux qui veu­lent aller dans les espaces main­stream y vont pour les tra­vailler de l’intérieur. Je ne pense pas qu’il n’y ait qu’une seule posi­tion à adopter. Nous devons con­tin­uer à lut­ter en ayant une con­science, une his­toire des luttes poli­tiques en tête, car on s’inscrit dans un con­tin­u­um. Il y a tou­jours eu des espaces alter­nat­ifs, des espaces auto­gérés ou gérés par des col­lec­tifs. On con­tin­ue à se bat­tre, on trou­ve un lieu, ou bien on l’invente, on le main­tient, mais en se sou­venant qu’il y a eu d’autres exem­ples avant nous.

PAULINE PERRENOT Si on est un syn­di­cat, un par­ti, la déser­tion totale des médias qui ont une forte audi­ence n’est évidem­ment pas une option. Il faut en effet avoir con­science de la longue his­toire des luttes, mais aus­si poli­tis­er notre rap­port aux médias. Un cer­tain nom­bre d’acteur·ices à gauche con­tin­u­ent d’y entretenir un rap­port dépoli­tisé, alors que c’est un ter­rain de lutte au sein duquel il est pos­si­ble d’imposer des con­di­tions. La ques­tion de la néces­sité d’avoir des commentateur·ices « de gauche » se pose sou­vent. Mais elle est vaine s’ils ou elles ne ser­vent que de cau­tions, si on ne maîtrise pas ce qui est à l’agenda ou la com­po­si­tion des plateaux, bref, si on n’a pas la clé des dis­posi­tifs. Il y a sans doute plus à gag­n­er en ren­forçant le sou­tien aux médias indépen­dants, en créant nos pro­pres espaces. Sans avoir non plus un dis­cours naïf sur les médias indépen­dants : ils ne sont pas néces­saire­ment étanch­es aux sys­tèmes de dom­i­na­tion, ni aux pra­tiques jour­nal­is­tiques prob­lé­ma­tiques, mais ils incar­nent le vis­age du plu­ral­isme. Nous avons besoin de reportages, d’enquêtes, d’angles nou­veaux et de place pour les uni­ver­si­taires. Tout cela ne doit pas nous faire per­dre de vue la néces­sité de for­muler des propo­si­tions de trans­for­ma­tion rad­i­cale des médias exis­tants. Ces espaces dom­i­nants sont encore très lus et écoutés, beau­coup plus que de nom­breux petits médias. Il n’y a aucune rai­son de ne pas revendi­quer leur réap­pro­pri­a­tion démoc­ra­tique. La gauche devrait s’en empar­er pour ce qu’elle est : une ques­tion poli­tique de pre­mier plan. Il en va du droit d’informer et d’être informé·e.

SIHAME ASSBAGUE On aurait pu se dire qu’avec l’émergence d’Internet et de tous les cadres alter­nat­ifs (les réseaux soci­aux, YouTube, Twitch, etc.), la télévi­sion allait rapi­de­ment per­dre de son influ­ence. Mais en réal­ité, elle est partout. Sur les plate­formes en ligne, ce sont sou­vent les extraits télévi­suels qui marchent le mieux en matière d’audience. Per­son­ne ne peut faire abstrac­tion de ce qui y est dit. Il faut pren­dre en compte le monde tel qu’il est. Dans l’inconscient col­lec­tif, les per­son­nes qui passent à la télévi­sion con­ser­vent une forme de crédi­bil­ité, et ce, mal­gré toutes les cri­tiques qui peu­vent exis­ter sur ce qu’on y voit. Se défaire de ce pou­voir va pren­dre du temps. Dif­fi­cile donc de pass­er à côté de ce ter­rain de lutte que sont les plateaux télé. Tout dépend de la rai­son pour laque­lle on y va en tant qu’intervenant·e, du cadre de notre inter­ven­tion, et de notre degré de pré­pa­ra­tion.

 


« Il est encore pos­si­ble d’investir cer­tains espaces médi­a­tiques dom­i­nants. Il faut y aller en con­science, avec des straté­gies et des objec­tifs. »

Sihame Ass­bague


 

Je crois qu’il est encore pos­si­ble d’investir cer­tains espaces médi­a­tiques dom­i­nants. Il faut y aller en con­science poli­tique de ce qui s’y joue, avec des straté­gies et des objec­tifs.
Il y a peu de temps, on m’a pro­posé d’intervenir sur « Touche pas à mon poste » (C8) face à Éric Zem­mour. On m’a dit : « Si vous ne venez pas, la chaise restera vide. » Je leur ai répon­du : « Qu’elle reste vide. » Une des néces­sités absolues, c’est de refuser d’y aller si cet argu­ment-là est mobil­isé. C’est avec ça qu’ils réus­sis­sent à faire venir les gens. Cer­tains se dis­ent : « Si je n’y vais pas, qui va nous défendre face à Zem­mour ? C’est le sort de ma com­mu­nauté qui est en jeu. » Ce n’est pas un bon argu­ment. On a nos pro­pres médias, nos réseaux soci­aux. Il y a un bouil­lon­nement de pro­duc­tion cul­turelle, médi­a­tique, de réflex­ions, d’espaces. Il faut les ren­forcer, il faut les mul­ti­pli­er, leur don­ner de la force. Et je pense que c’est aus­si impor­tant de con­tin­uer la cri­tique des médias. Il faut par­ticiper à vis­i­bilis­er la fab­rique de l’information et de ce qu’elle pro­duit sur la société. •

Entre­tien réal­isé en visio­con­férence le 30 avril 2024 par Sarah Bos. Arti­cle édité par Diane Milel­li.

 


 

(1) Abdel­lali Haj­jat, « L’emprise de Valeurs actuelles », Car­net de recherche Racismes (blog), 2020.

2. Jean-Bap­tiste Com­by et Ben­jamin Fer­ron, « La sub­or­di­na­tion du jour­nal­isme au pou­voir économique », revue Savoir/Agir, no 46, 2018 (acces­si­ble sur le site d’Acrimed).

3. Adama Tra­oré a été tué par des gen­darmes le 19 juil­let 2016 dans le Val‑d’Oise. Depuis, le comité Vérité et Jus­tice pour Adama (lire la ren­con­tre avec Assa Tra­oré) se mobilise pour faire recon­naître ce crime.
Aux États-Unis, les man­i­fes­ta­tions con­séc­u­tives à la mort de George Floyd lors d’une inter­pel­la­tion le 25 mai 2020 ont réac­tivé le mot d’ordre « Black Lives Mat­ter ».

4. Les proces­sus de racial­i­sa­tion ou de déra­cial­i­sa­tion ren­voient aux assig­na­tions raciales con­stru­ites à tra­vers l’histoire, héritées notam­ment du passé colo­nial français.

5. Inter­view de Rima Has­san au JT de 19/20 de France Info le 29 avril 2024, à la veille de sa con­vo­ca­tion au com­mis­sari­at dans le cadre d’une enquête pour apolo­gie du ter­ror­isme.

6. Harold Garfinkel, « Con­di­tions of suc­cess­ful degra­da­tion céré­monies », Amer­i­can Jour­nal of Soci­ol­o­gy, no 5, 1956.

7. Lire le n°49 de la revue Médi­a­cri­tiques inti­t­ulé « Israël-Pales­tine : le naufrage du débat pub­lic », jan­vi­er-mars 2024

Sarah Bos

Journaliste indépendante, spécialisée dans les questions de discriminations, elle est membre de l'association des journalistes antiracistes et racisé·e–s (Ajar). Elle a notamment réalisé l’interview croisée de Assa Traoré et Sophie Binet ainsi que le débat « Faut-il débattre avec l’extrême droite ? » Voir tous ses articles

Résister en féministes

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°15 Résis­ter, parue en août 2024. Con­sul­tez le som­maire.


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